Elle reconnait le bureau du docteur Lacroix. Elle est penchée sur un dossier. Le sien certainement. Elle n’a même pas levé les yeux quand Lou est entrée. L’air s’est raréfié d’un seul coup. Ils savent bien faire ça, les médecins : épaissir l’air à force de solennité avec de longs silences avant d’annoncer des choses graves. Lou sent le regard méfiant des deux blouses blanches peser sur elle. Il est moche, ce bureau, la moquette au mur a dû être verte il y a longtemps et semble toute prête à se répandre sur elle de tous ses lambeaux. Catherine Lacroix est assortie à la moquette. Elle a le teint verdâtre, des joues luisantes, une voix gélatineuse et des yeux qui débordent derrière ses lunettes à écailles. Son silence s’étire alors qu’elle dévisage Lou avec ses yeux de poisson mort. Elle arbore son serre-tête et son éternel sourire collé. Elle a dû l’accrocher une bonne fois pour toutes, ce sourire, mais il est plus faux qu’une contrefaçon de sac Vuitton sur un étal clandestin. Elle ne sourit jamais avec les yeux. Son regard reste froid et il parle tellement plus que ses lèvres. Cette femme est une banquise, glaciale, glissante. Lou ne l’aime pas. Elle s’apprête à lui expliquer qu’elle a besoin de calme, de solitude, de papier pour écrire aussi. Mais la psychiatre ne la laisse pas commencer.
Tu me fais rire en me racontant les négociations avec les représentants des ministères vietnamiens dont les hochements de tête polis voire souriants tout au long de la discussion n’accouchent souvent que d’un acquiescement de façade derrière lequel s’abrite un attentisme prudent voire un rejet qui ne veut pas s’afficher. On ne refuse pas au Vietnam, on attend, en souriant. Tout est dans la subtilité du sourire. Tu apprends à décoder les sourires qui récusent, à départir les acceptations authentiques des approbations diplomatiques.
Vivre est la chose la plus rare au monde. La plupart des gens se contentent d’exister.
(Oscar Wilde)
La joie ne se conjugue pas à l’impératif et pas à toutes les personnes.
La ronce est la vengeance du sentier battu.
(Sylvain Tesson, Aphorisme sous la lune)
Le silence de l’Aimé(e) est un meurtre tranquille.
(Tahar Ben Jelloun, Que la Blessure se ferme)
Il a la silhouette lourde de ceux qui se soulagent dans l’assiette du poids de leurs responsabilités.
Lou a Jetedis qui lui parle, incessamment, lui dit de moins manger, de moins dormir, d’être plus vigilante, de faire de l’exercice, d’écrire, ne pas prendre de médicaments, de ne rien lâcher.
Lou aimerait qu’elle se taise, mais elle ne s’arrête presque jamais, lance ses consignes comme un moulin à vent, en variant l’intensité, du mode mère supérieure-rigide-mielleuse-gélatineuse au mode adjudant-bottes-et-fouet jusqu’au stade ultime de la bête carnassière. Elle veut que Lou soit vive, forte, debout, quoiqu’il arrive. Pas le droit au relâchement sinon Jetedis sort les crocs. Quand elle est vraiment trop faible, Jetedis la lacère d’un coup de patte.
C’est pour ton bien. Lou le sait.
Elle veille sans cesse, attentionnée mais sans pitié.
Elle sait ce qui est bon, ce qu’il faut faire.
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Tenté(e) de vivre une schizophrénie de l’intérieur ?
Partant(e) pour l’expérimentation ?
Et surtout curieux(se) de comprendre comment on peut en arriver là ?
"Elle voulait vivre dans un tableau de Chagall" (appelé initialement « Je voulais vivre dans un tableau de Chagall ») vous tend les bras !
Gaëlle Fonlupt nous plonge au plus profond du mal-être de Louiza et nous glissons avec elle. Nous redoutons la voix intérieure Jetedis, nous craignons les loups qui nous cernent, nous détestons les lapins blancs qui s’affairent autour de nous, comme Lou…
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Un ouvrage magnifique de réalisme et de sensibilité ; une approche habile de la folie, tout cela servi par une écriture juste, soignée, étudiée.
JE RETIENS: En découvrant ce roman, j'ai appris ce que savoir écrire veut dire, tant par le sujet que par l'écriture. Une analyse psychologique finement détaillée et exprimée sur l'origine d'une folie de type schizophrène.
J'OUBLIE: rien.
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